Le traumatisme du désagreable à l’incompréhensible

J’ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette
horrible sensations de terreur incompréhensible (1)
Guy de Maupassant

Le concept de traumatisme a pris une place centrale au cours du dernier siècle, notamment dans le domaine de la psychologie où il considéré comme le point d’origine de troubles psychiques (du moins pour de nombreux courants). Cette notion est également passée dans le vocabulaire quotidien où elle a tendance à être employée pour expliquer pourquoi telle chose nous est désagréable ou telle autre nous fait peur. Cet effet de banalisation que l’on retrouve dans les pays anglophones mais également au Japon (dû à l’ influence étasunienne) témoigne d’une psychologisation de la vie quotidienne ainsi qu’une tentative de rationaliser certaines phobies, aversions ou la sensation du désagréable. Cette dimension banale sans être fausse a tendance à être limitée car le traumatisme peut être bien plus sévère notamment lorsque l’existence même de l’individu est en jeu. Une situation extrême qui provoque de l’effroi chez la personne qui la subit. L’effroi a la particularité d’être incompréhensible par le psychisme car il impose le réel de la mort et il remet ainsi en cause la continuité d’être de la personne, comme le remarque fort bien le psychiatre François Lebigot : « De fait, il n’y a pas de représentation de la mort dans l’inconscient. L’image du néant va rester incrustée, dans l’appareil psychique comme « un corps étranger interne » »2. Ajoutons à cela que l’événement traumatique reste très vif dans la psychisme de l’individu et il ne peut pas s’en détacher, comme si l’événement était
encore en cours. Un fait que Freud dégage avec finesse en expliquant les cas de névroses traumatiques : « On dirait que les malades n’en ont pas encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se dresse encore devant eux comme une tâche actuelle, urgente »3. Notons, que la capacité de rêver est également affectée par la répétition puisque l’événement revient sans arrêt avec la même intensité d’effroi.

Ainsi on pourrait penser que ces deux conceptions du traumatisme (celui de l’incompréhensible et du désagréable) sont contradictoires et donc inconciliables. Cependant, je pense que ces dimensions font partie d’un continuum, tout comme le normal et le pathologique. Avant tout, revenons sur la notion de psychisme. Il s’agit d’une entité complexe qui comprend l’identité de soi (Je) et le système conscient (moi/surmoi/idéal du moi) mais ne se réduit pas à cela puisque il intègre également le préconscient et le système inconscient. Cette entité est profondément influencée par l’extérieur (le monde) de par les expériences que fait l’individu. En effet, le psychisme assimile peu à peu des bribes du monde permettant à la personne d’exister au sein de celui-ci. Bien entendu, ce processus peut être laborieux voire fragile comme il peut être rapide et enrichissant pour l’individu. Mais dans le cas d’un traumatisme, l’assimilation ordinaire est impossible car l’effroi submerge le psychisme. Cependant, il y a une tentative d’intégration via la répétition de l’événement mais elle est vouée à l’échec. Pour comprendre au mieux ce moment psychique, je pense qu’il faut nous attarder sur l’aube du psychisme, à savoir : les premiers mois de l’existence humaine. Lors des premiers temps de la vie, le nourrisson est dans un vécu sensoriel intense, puisque tout passe par les sens. Il n’y a pas encore de pensée ni de rêverie. Le désagréable (que ce soit la faim, la fatigue, ou la douleur) submerge le bébé et entrave sa continuité d’être, tout son être se porte vers ce désagréable qui lui est incompréhensible et intolérable. Ces tensions insupportables sont ce que le psychanalyste Wilfred Bion a nommé éléments-bêta et il les présente comme suit : « Les éléments-bêta ne sont pas ressentis comme des phénomènes mais comme des choses en soi »4. Dans cette phrase, Bion utilise le concept de choses en soi, une théorisation reprise au philosophe Emmanuel Kant pour définir les choses qui ne peuvent être comprises par l’homme. En ce sens, le désagréable ne peut être ni compris ni assimilé par le nourrisson seul ; ses tensions deviennent alors des éléments-bêta qui effractent le psychisme naissant du bébé. Lors de cette effraction, le nourrisson fait usage du hurlement pour exprimer cet état, ce qui va alerter l’adulte.
Celui-ci va prendre soin du petit et cette action, ainsi que la rêverie du parent, vont permettre de transformer les éléments-bêta en éléments-alpha qui eux, peuvent être restitués et intégrés par le nourrisson. Ce processus sera répété à de nombreuses reprises et permettra à l’enfant de forger sa propre capacité de conversion. Une capacité nommée fonction-alpha et que Bion a défini ainsi : « La fonction-alpha transforme les impressions des sens en éléments-alpha qui sont semblables, et peut-être même identiques, aux images visuelles avec lesquelles les rêves nous ont familiarisés, à savoir ces éléments qui, d’après Freud, livrent leur contenu latent une fois que l’analyste les a interprétés. »5. Il faut toutefois noter que tous les éléments-bêta ne sont pas transformables – certains sont refoulés, d’autres forclos etc.

Revenons à présent sur les deux dimensions que nous avions dégagées plus tôt. Dans le premier cas (le traumatisme du désagréable), un événement de la vie courante effracte le psychisme, mais la fonction-alpha opérante détoxifie l’élément-bêta puis l’intègre au psychique. Bien entendu, il reste une trace du mauvais, néanmoins assimilé et pouvant devenir l’objet d’un fantasme, d’un oubli ou même d’un jeu.

Dans le second cas (celui du traumatisme incompréhensible), un événement qui engage l’existence de l’individu va également effracter le psychisme. Toutefois, contrairement au premier cas, l’élément-bêta ne pourra être assimilé car bien plus massif et imposant le réel de la mort, ce qui demeure impossible à détoxifier par la fonction-alpha à elle seule. Cette fonction va donc devenir inopérante et tenter d’intégrer coûte que coûte le traumatisme en rejouant l’événement, à la fois dans le rêve et dans la pensée de l’individu. La personne, ainsi enfermée dans une cage mentale, sera incapable de transformer ce vécu émotionnel massif en pensée (l’événement demeurant incompréhensible). D’ailleurs, nous pouvons également émettre l’hypothèse que la répétition de l’événement est une tentative inconsciente d’appel à l’autre, tels les hurlements d’un nourrisson supposés invoquer l’adulte et sa capacité de rêverie. Dès lors, le rôle du thérapeute avec les individus traumatisés sera de les aider à poser des mots sur leur vécu, à rêver et penser conjointement afin de transformer l’événement en élément-alpha. Au fil du temps, ils pourront réhabiliter leur fonction-alpha et reprendre une vie de fantasme, de jeu et d’oubli.

Pour finir, la notion de traumatisme est d’une grande complexité et je ne prétends en aucun cas avoir été exhaustif dans cet écrit. Cependant, je pense que ces concepts de traumatisme du désagréable et traumatisme de l’incompréhensible, eu égard aux notions bionniennes, demeurent intéressants pour penser ce fossé entre un vocabulaire du quotidien (profane) et une psychologie professionnelle. Si je peux me permettre une ultime interprétation, peut-être que le glissement de sens du mot
« traumatisme » dans la culture témoigne déjà en soi de ce lien entre le désagréable et l’incompréhensible.

Kyd Shepherd,
Psychologue clinicien

Références

  1. Maupassant (de), G., La peur, Mille et une nuit, 2001, page 57 .
  2. Lebigot F., Traiter les traumatisme psychiques, Dunod, 2011, page 14 .
  3. Freud S., Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1965, page 256 .
  4. Bion W., Aux sources de l’expérience, Press universitaire de France, 2010, page 24.
  5. Ibid, page 25.

Bibliographie

  • Bion W., Aux sources de l’expérience, Press universitaire de France, 2010.
  • Maupassant (de) G., La peur, Mille et une nuit, 2001.
  • Lebigot F., Traiter les traumatisme psychiques, Dunod, 2011.
  • Freud S., Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1965.